De la nature

Continuons notre parcours jusqu’à la prairie de Keravilin. Installons-nous en face de ces deux images numériques accrochées au mur. Une simulation 3D et un tracé rouge : projections dans un espace, l’artificialité des images renvoie à celle des sols. Les espaces dits naturels sont en fait transformés, l’ensemble des vivants transforme son environnement constamment, de différentes manières…
Dour Gwenn nous entraîne dans ses courants enfouis. Plongeons avec elle dans le passé !

Dour Gwenn est le mot breton pour désigner l’eau blanche, ancien nom de la rivière qui traverse le vallon du Stang-Alar reliant les communes de Brest et de Guipavas. Cette rivière formait un étang au niveau de la prairie de Palaren et se jetait dans la mer par ce qui est maintenant la plage du Moulin Blanc. Cette zone humide a disparu. Elle existe encore dans l’histoire de la région et dans nos souvenirs. Elle existe aussi dans la mémoire de ces lieux qui portent encore dans leurs strates des traces de ces eaux.
Par cette installation végétale qui reprend la forme de l’étang oublié, Marie-Claire Raoul nous révèle ce qui se trouvait sous nos pieds et donne la parole à Dour Gwenn. Elle nous prie de regarder ce qui n’est pas visible, d’aller plus profond, couche après couche. De disparaitre dans les sols à l’image des saules plantés. D’imaginer les multitudes de paysages recouverts, de célébrer les métamorphoses du vivant et de renouer avec elles.
Elle nous met au défi de marcher sur l’eau blanche.

Badïa larouci, in « Livret des voyageureuses », édité par Espace d’apparence à l’occasion de l’exposition De la nature — Brest, mars 2022.

Marcher sur l’eau blanche

Marcher sur l’eau blanche…rien à voir avec une faculté christique de fouler l’onde sans sombrer.
L’eau blanche est l’ancien nom d’une rivière.
Une prairie a remplacé l’ancien étang.
Une prairie dans laquelle les promeneurs n’ont pas pour habitude de faire aller leurs pas.
Car elle tient plus du marais que de la plaine bucolique.

Depuis quelques mois, cette prairie accueille un hôte étrange.
Des perches de saules ont été plantées dans le sol.
Deux crêtes ondulées, bourgeonnantes, bientôt en feuilles, forment une allée.
Une invitation a traverser une zone dans laquelle nos pieds se sentent menacées d’humidité.
Mais une invitation ne se refuse jamais, surtout quand elle semble étrange.

Une petite pancarte : Marcher sur l’eau blanche. Une installation de Marie-Claire Raoul.
Alors, merci Marie-Claire Raoul pour cette invitation à marcher sur l’eau blanche.
Mais que l’on m’excuse par avance, je ne sais marcher sans gamberger.
Une attitude que j’ai dû contracter à force de vivre entre Aristote, Nietzsche, Rousseau ou Heidegger, et tout ces inlassables marcheurs qui ne savent penser qu’avec leurs jambes quand ce n’est pas comme des pieds.

Ces perches de saules ne se sont pas enracinées là par hasard.
Il y a derrière cela une intention belle et bien humaine.
Ni le hasard ni la nature ne formerait une telle allée.
Disons donc qu’il s’agit d’un ouvrage d’art.
Un artefact. Ce que nul nature ne peut produire spontanément.

Mais cheminons. Ces perches ont bien pris racine.
La sève circule. Les bourgeons se forment.
L’arbre contenu dans la graine se déploie dans toute sa puissance.
L’artiste a pu le vouloir, mais pour autant ce n’est pas lui qui donne vie.
Cet artefact interroge donc : est-il nature ou est-il artificiel ?
Cette distinction a-t-elle un sens au fond ?

La vie s’actualise ces perches de saule plantées intentionnellement, selon un plan.
Ce que l’on peut ressentir immédiatement en cheminant dans cette œuvre c’est la prise avec un processus naturel, c’est la rappel que l’art ne procède pas autrement.
L’activité naturelle est-elle analogue à l’activité humaine ?

Une partie de la culture occidentale définit les choses par le terme de nature. Autrement dit les éléments que l’on peut distinguer et qui sont devant nous. Ce que l’on nomme des ob-jets, ce qui veut dire jeter devant, mais devant quoi ?
Les objets font face à un sujet capable, grâce à cette séparation, de les mettre à distance, la distance qu’il faut pour les manipuler, les modifier, les utiliser, les disséquer, les tourner à notre avantage.
La nature est l’objet de notre humaine faisance. Elle n’est plus tant ce qui fait, mais ce que l’on peut humainement en faire.
D’ailleurs, tentez de supprimer de votre langage le mot « faire » au moins une journée, et mesurez combien nous sommes contaminés par le culte du faire. Faites-le, ça va le faire.
Ce modèle de la nature objectivée répond au désir et au génie (qui confine toujours à la dangereuse démesure de l’hubris) humain de mesurer, mathématiser le réel, le décomposer, le recomposer, de lui donner une figure humaine, ou plus encore, un miroir dans lequel la conscience (toujours un peu vaniteuse) peut se contempler. Le ciel est devenu espace aérien, la mer zone maritime et continent en voit de plastification, la terre une potentialité pour l’industrie de l’alimentation, l’animal devient viande, l’arbre planche, les forêt deviennent des éponges à CO2, et nos vallées des espaces verts. La nature devient l’environnement où l’humain reste le point central, ce à partir de quoi il convient de penser.

Une autre relation aux choses est possible, car une autre façon de penser les objets techniques est possible. Preuve en est, l’œuvre de notre artiste.
On va dire que c’est juste pour faire jolie et que l’on ne change pas le mode de production actuel avec des perches de saules.
Certes, mais le monde moche restera le même avec la production d’étagères IKEA.
A tout prendre, je m’assieds juste une seconde entre les perches de saule, au cas où… au pire j’aurais les fesses mouillées et des chenilles dans les plis du pantalon.

Les perches de saules ne sont pas venues là par hasard, mais le geste humain, ici, a confié la nature à ses propres forces.
Cheminer dans cette œuvre, c’est reprendre pied dans une autre conception de la nature. Ce que les Grecs nommait la phusis. La nature est à la fois ce que nous percevons — arbre ou ciel – mais aussi ce que nous ne voyons pas. L’harmonie invisible qui, comme le disait si bien Héraclite, aime à se cacher. Personne ne voit la nature, mais tout le monde la voit à l’œuvre.
Cependant, il est possible d’entrer en relation avec elle, non pas avec la perche de saule, pas uniquement, mais en prenant soin du processus dynamique, du principe de sa croissance.
Cette œuvre d’art ne sculpte pas du bois, elle s’arrange avec la vie, une vie dont on voit les pointes visibles, mais qui, comme principe, brille par son absence.
Un artiste travaille parfois avec l’invisible et ce qui touche notre sensibilité n’est pas tant ce que nous voyons que ce qui à rendu possible le monde visible.

Dans cette prairie, l’œuvre est-elle artificielle ou naturelle ? Est-ce l’œuvre de Marie-Claire, des saules ou de ce qui rend possible Marie-Claire, les saules et le reste ?
Cette distinction artificiel/naturel n’a sans doute pas de sens. Une action humaine reste une façon de confier la nature à elle-même, une nature que nous sommes et dont nous faisons partie.
Nos anciens grecs avaient un mot pour désigner le processus par lequel on prendre soin de la nature invisible, pour qu’émergent des formes visibles : la poiesis, d’où vient notre bon vieux mot de poésie, cette poésie que les générations futures devront chercher à la loupe, à genoux sur le macadam et les qr codes.
La poésie n’est donc pas qu’une lubie de rêveur, mais une façon de penser la production humaine. Il aura fallu une seconde assis dans une prairie sous le regard ondulé des perches de saules, pour sentir toute la puissance et la féconde beauté de l’action humaine.
Donc, merci pour l’invitation à marcher sur l’eau blanche.
Yan Marchand, Brest, novembre 2022.